Coste Rouge - Ailefroide Centrale

Il est deux heures du matin. Le timide faisceau de nos frontales est aspiré par la sombre silhouette des satellites alentours. Avoisinant les 4000 mètres d’altitude, leur masse écrasante nous rappelle l’insignifiance de nos deux petits corps dans cette immensité. La Barre des Ecrins, le Pelvoux, l’Ailefroide… Tant de noms qui ont marqué l’histoire de l’alpinisme et qui résonnent dans la tête de chaque montagnard… Pour moi, s’aventurer sur l’un d’entre eux n'était pas une évidence.
Lorsqu’Hubert m’a proposé de l’accompagner dans Coste Rouge, l’arête nord de l’Ailefroide Centrale, j’ai mis quelque temps avant d’accepter. D’autant qu’il souhaitait le faire à la journée en partant du Pré de Madame Carle (soit une vingtaine d’heure d’effort pour 25km et 2500m de dénivelé). En acceptant sa proposition, je m’engageai à être prête physiquement. Lui le serait, je le savais. 
Coste Rouge - Arête N de l'Ailefroide Centrale
Mes activités printanières ont donc été légèrement modifiées par rapport aux années précédentes : un peu moins de grimpe pour plus de ski de rando, vélo et course à pied. Les temps de pause étaient l’occasion de faire un point sur les conditions en montagne. Composer avec la météo capricieuse n’a pas été une mince affaire. Finalement, nous avons dû décaler le projet initialement prévu fin juin à cause de l’excédent de neige. 
Ce lundi 8 juillet, il était temps de passer à la casserole et de voir si la préparation en amont avait marché. Le peu d’infos dont nous disposions ne nous permettaient pas de savoir dans quel état nous allions trouver l’arête. L’enneigement, excédentaire par rapport à l’année précédente, laissait présager quelques passages mixtes avec un peu de neige et de glace. Nous savions qu’une cordée était passée la semaine d’avant mais n’avions eu aucun retour de leur part. De toutes manières, il fallait aller sur place pour se rendre compte. Laisser passer ce beau créneau météo n’aurait fait que nourrir un sentiment de regret.
Pour mener à bien cette course, la stratégie est simple : partir “light” pour avancer rapidement et terminer la descente avant la tombée de la nuit. Pour cela, chaque gramme est bon à économiser. Les barres avec le meilleur rapport énergie/ poids sont priorisées au détriment des autres. Les mousquetons les plus petits, les vestes les plus légères… Le pari est risqué puisque nous n’avons rien pour bivouaquer. Sur l’itinéraire, aucun échappatoire ne permet de faire demi-tour. Autrement dit, la seule issue est vers le haut et il faudra tenir l’horaire ! 

Sur le sentier d’approche du glacier noir, les doutes et la pression pèsent plus que mon sac à dos. J’ai peur. Je me demande si cela est normal. Tout est austère autour de moi. Mes pensées fusent. Dans l’obscurité, je devine l’énorme glacier suspendu de la face nord de l’Ailefroide qui menace au-dessus de nos têtes. Espérons qu’il patiente encore un peu avant de céder sous son propre poids ! Le fond musical est teinté par la raisonnance des chutes de pierres dans le cirque du glacier noir. Privés de lumière, nous pouvons seulement essayer de deviner de quel côté elles dégringolent. Dans tous les cas, rien ne donne envie de s’éterniser ici. 
Je suis convaincue d’être profondément passionnée par cette activité mais ce feu intérieur est parfois difficile à justifier… même à soi-même. 
Il est 5 heures lorsque nous arrivons au fond du cirque. Gagner l’arête, selon le retour des cordées précédentes, semble être un des points les plus délicats du parcours. Nous comprenons vite pourquoi ! Un mur de sable vertical nous barre la route. 
Hubert ouvre le bal et se fait une bonne frayeur dans ce chaos où rien ne tient. Il désescalade tant bien que mal et part dans un couloir plus à droite où une cascade ruisselle. J’imagine à ce moment-là que les doutes doivent l’envahir à son tour. Il garde le cap et finit par m’assurer. A mon tour d’être trempée ! J’ai connu plus agréable comme mise en jambe, surtout à 5h du matin ! 
Après cette bataille pour atteindre le Col de Coste Rouge, l’arête nous offre un petit moment de répit. Nous savons que la guerre n’est pas finie mais apprécions fortement cette trêve. Le soleil, tant attendu, apparaît comme une délivrance. Nous prenons un petit rythme de croisière, la journée va être longue.

En se relayant tour à tour pour ouvrir la marche, nous économisons nos forces. Certains ressauts couverts de neige et de glace nous donnent du fil à retordre. Même les passages plus faciles demandent de l’attention à cause du caillou intéractif. Nous rattrapons une cordée qui a passé la nuit sur l’arête mais décidons de nous tenir à distance afin d’éviter de prendre un frigo sur la tête ! Quelques passages grimpant sur du granite compact rechargent nos batteries. Le chemin parcouru s’allonge à mesure que nous nous rapprochons du sommet. 
Cela fait 13 heures que nous sommes partis lorsque nous atteignons le sommet. La fatigue commence à se faire sentir mais il va falloir rester lucide pour la descente. J’échange avec mon compagnon de cordée un regard rempli de fierté et de reconnaissance. Aucun mot ne serait à la hauteur de l’instant.
Heureux !!!
Nous sommes au sommet de l’Ailefroide Centrale bordel !! Visible depuis la Bérarde, ce mythe a bercé les nuits estivales de mes 17 ans. Aide gardienne dans cette belle vallée, j’ai levé plus d’une fois les yeux vers lui. L’atteindre par Coste Rouge, et à la journée, dépassent toutes mes espérances ! Mes doutes s’envolent, la pression s’évapore, je me sens plus légère à présent. Le brouillard qui embuait mes pensées se dissipe. Je me souviens alors des motivations profondes qui me poussent à être là-haut, malgré les moments difficiles. Je n’ai pas de mots pour les décrire mais je les sens bouillonner en moi. La montagne est un hymne à l'amitié, une école de la vie. Nulle part ailleurs n’existe de lien aussi fort que celui de la corde entre deux compagnons. Rares sont les personnes qui disposent de ta vie entre leurs mains. Atteindre un sommet n'a de la valeur seulement s'il est partagé en bonne compagnie. Je m'estime chanceuse aujourd'hui, d'avoir partagé cet itinéraire historique avec Hubert. 
La descente s’est déroulée sans encombres. La neige a grandement facilité notre descension. Platrant les cailloux branlants de la face et bouchant les énormes crevasses du glacier de l’Ailefroide, elle nous a permis de rejoindre rapidement les traces du commun des mortels, balisage hautement apprécié après cette aventure hors-sentiers ! 

La montagne est un miroir qui nous renvoie nos failles. Libre à chacun de fermer les yeux ou d'essayer de comprendre. J’aurais pu choisir de renoncer à cette longue et parfois déroutante introspection, repousser les doutes et occulter les peurs. J'ai choisi de m’orienter sur ce chemin mal tracé. Voilà ce qui se cache souvent derrière une “croix” dans un carnet ou un post Intstagram.

Merci à Hubert d'avoir été un si chouette compagnon de route dans ce voyage bien périlleux !


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